— Voyez-vous, c'est un fait certain. Prouvé même.
La barbiche grisonnante de Rubin se pointait et s'affaissait au rythme de ses paroles. Ses yeux pétillaient de cette sourde nervosité qui l'habitait depuis le jour de sa naissance.
— C'est courant dans toutes les catégories de notre société, il y a une alliance paradoxale entre la jeunesse et la vieillesse.
Les yeux de Drake lançaient des éclairs qui foudroyaient Emmanuel Rubin.
— Paradoxal, paradoxal ! Bien sûr que cette alliance existe. Les jeunes font toujours appel aux plus âgés pour leurs expériences et leur compréhension des choses. Il n'y a rien de « paradoxal ». Ceux qui enseignent sont plus vieux et l'âge devient, dans l'esprit des jeunes, synonyme de savoir.
— Vous ne faites que confirmer mes dires, James, renchérit Rubin. Pendant que les jeunes s'alimentent du savoir des vieux, ceux-ci s'entourent de jeunes. Ils pompent leur vitalité, leurs idées jusqu'à ce qu'ils soient aussi vieux qu'eux et qu'ils se mettent à pomper aussi. Regardez les structures du pouvoir.
— Le président n'est sûrement pas le doyen de l'état! Vos théories sont plus que floues, Manny.
— Pas chez nous, non! Le président ne nous sert qu'à montrer une face dynamique on monde! Mais regardez les sénateurs, le congrès, ceux qui possèdent le pouvoir! Et ce n'est pas le seul cas. Prenez l'URSS du temps de ses dynasties de cadavres octogénaires, prenez la France, prenez l'Angleterre...
La joute des deux hommes aurait pu résonner encore longtemps entre les murs du Milano si la voix délicatement nuancée et calme de Henry ne les avait pas interrompus.
— Le chef vous fait savoir, messieurs, que le dîner est servi.
— Que nous propose-t-il ce mois-ci, Henry ? s'enquit Avalon de sa voix de baryton.
— M. Gonzalo a expressément orienté les arts culinaires du chef vers des cieux outre-Atlantique, typiquement français donc. Ainsi en entrée, velouté de champignons suivi par une pièce de boeuf sauce marchand de vins accompagnée de pommes châtelaines. Le dessert sera remplacé par un plateau de fromages.
Halsted, déjà attablé, retint une exclamation de douleur provoquée par la chaleur du velouté qu'il avait, avant chacun, essayé d'ingurgiter.
* * *
Les cuillères n'étant pas présentes sur la table, Mario Gonzalo, l'artiste caricaturiste de veufs noirs et accessoirement hôte du jour, se servit d'un couteau pour frapper sur son verre à eau.
— Je crois que le moment de vous présenter mon invité est venu. Donc, voici Sangriest Hillertown, mon professeur.
— Votre professeur ? Railla Thomas Trumbull. Vous avez donc décidé d'apprendre à lire Mario ?
— Vous saurez ce qu'il enseigne en le cuisinant. Puisque votre curiosité n'a de borne que celle de votre intelligence restreinte, c'est à vous l'honneur !
— M. Hillertown, dit Trumbull en se retournant vers l'intéressé, comment justifiez-vous votre existence ?
— Hum... En fait je crois qu'elle se justifie d'elle-même par la popularité de mes cours.
— Puisque Thomas semble inopérant à poser les bonnes questions, intervint Rubin, je crois que je vais le faire moi-même. Qu'enseignez-vous M. Hillertown ?
— J'allai y venir ! s'insurgea Trumbull. Mario je demande au blâme pour Rubin.
— Messieurs, je crois que je vais répondre à votre question avant de vous voir vous entretuer.
Après le bref éclat de rire général, il reprit :
— Voilà. Je suis ce que je défini moi-même comme un sherlocologue. En fait, pour être plus puriste, j'enseigne tout ce qui peut se rapporter à la déduction policière.
— J'écris jour après jour des romans policiers...
— Ou prétendus l'être, glissa Mario du bout des lèvres.
— Mais qui se vendent au contraire de vos oeuvres et cessez de m'interrompre ou faut-il que nous refassions aussi votre éducation ? Donc j'écris des romans policiers et je n'ai jamais entendu parler de cours de déduction policière.
— Je suis l'instigateur et le seul représentant de cette forme de cours. Peut-être est-ce à cause de mes initiales, S. H., celle de Sherlock Holmes. J'ai toujours pensé que les noms avaient une influence sur notre vie. J'ai connu un prêtre s'appelant Laumonier et un boulanger dénommé Pétrin. Autrefois les noms avaient une relation directe avec la profession ou la situation géographique des êtres. Mais j'ai toujours été passionné par le caractère déductif et construit que l'on peut mettre à
résoudre toutes choses.
— Comment s'oriente votre cours ? demanda Avalon sous le regard fulminant de Trumbull, frustré une fois de plus de ses prérogatives.
— Vous pouvez m'appelez San. Je condense un certain nombre de qualité du « parfait » détective déductif: les épreuves de logique, la mémoire, les tests d'observations, l'analyse de romans. Je procède par une série de petites énigmes ou scénarii. Comme : « Avec telles données que peut-on déduire ». Mes premiers cours sont dirigés vers l'analyse logique surtout. Par exemple une série d'exercices est basée sur les Menteurs et sur les Francs.
Drake sortant de son mutisme intéressé intervint :
— Comment ça ? Des jeux de vrai ou faux ?
— Presque, M Drake. En fait les Francs disent toujours la vérité et Mes menteurs exclusivement l'inverse. Les blancs et les noirs. Par exemple, considérons trois individus : A, B et C. On questionne A pour savoir s'il est un Franc ou un Menteur. Un événement se produit et on n'entend pas la réponse de A. On demande à B ce que A a répondu. B vous dit : « A dit qu'il est un Menteur ». A ce moment C intervient et dit : « N'écoutez pas B c'est un Menteur » Que sont A, B et C ?
Suspendue aux lèvres de Hillertown, l'assistance des veufs noirs semblait être arrêtée. Seul Roger Halsted arborait un large sourire et portait à la bouche son verre de Brandy presque vide.
— C'est un problème pour enfants que vous nous présentez là, San, dit-il. Je pense même l'avoir, sous une autre forme, donné à mes élèves en mathématiques. Je peux me permettre de vous résoudre ?
— Faites donc, le jeu n'est pas destiné à vous épater mais plutôt à vous montrer mes démarches d'enseignement.
— En fait, sans une faille du récit, reprit Roger, tout pourrait sembler insoluble. La faille est qu'un Menteur parfait, exclusif dans sa négation de la vérité, ne peut s'accuser. Un Franc dira qu'il est Franc, mais un Menteur « mentira » sur son état et déclarera lui aussi être franc. Donc dans votre situation B ment ouvertement et donc A et C disent la vérité.
— Bravo, monsieur Halsted. C'est le principe même à tirer de cet exemple. L'inconvénient avec les situations réelles, c'est la différence dans la qualité de mensonge proféré. Ici le Menteur est aussi « honnête » que le Franc. Il respecte sa volonté de mentir aussi fidèlement que son antagonisme. C'est le principe mathématique de la négation. Il fonctionne en fait comme un détecteur de mensonges n'indiquant que la vérité. Dans ce système binaire les deux se valent. C'est la méconnaissance de « qui est qui » qui instaure la difficulté. Dans la vie le menteur brode, adapte ses versions en fonction de son intérêt. Le franc est lui aussi soumis à ses connaissances, ses lacunes, ses vues propres, son éducation etc...
— Bien que je n'aime pas faire du remâché comme on dit, déclara Rubin. Je me souviens d'une petite énigme dont je me suis servi dans un de mes livres. On peut la formuler ainsi : « Un homme, avec son fils, a un accident. L'homme meurt et le fils est transporté d'urgence à l'hôpital. Le chirurgien arrive et déclare : je ne peux l'opérer ma main va trembler, c'est mon fils... »
— Vous aviez fait appel à un autre système d'énigme que celui du mensonge, répondit Sangriest, M. Rubin...
— Manny, répliqua l'intéressé.
— Hum... Oui... Manny. En fait vous jouiez sur le principe d'une lacune dialectique. Ici, elle est représentée par le terme « le chirurgien », terme masculin n'ayant pas son pendant féminin et pouvant désigner un homme ou une femme et donc la mère de l'enfant.
— A mon tour, si vous le voulez bien. Je crois me rappeler d'un Limerick à caractère énigmatique, dit Roger Halsted le mathématicien du club.
— Encore vos stupides versifications humoristiques Roger. Je croyais que vous aviez abandonné le style, l'interrompit Drake.
— Pas du tout. Je continue mon entreprise pour transcrire chacun des chants de l'Iliade en un poème de cinq vers. Celui qui nous intéresse était ainsi je crois :
Par nuit d'orage, fracas de verre brisé.
Sur son lit de satin Juliette est éveillée.
Là sur le sol parmi les bouts de verre.
Dans une flaque d'eau, Roméo est à terre.
La pièce est vide et noire, la mort vient de passer.
— Ce n'est pas très gai pour un Limerick, Roger, s'enquit Thomas Trumbull. En risquant le barbarisme, vos parodies Homériques sont plus joyeuses que les Shakespeariennes.
— De plus je ne vois aucune énigme, déclara Gonzalo. Il devait y avoir une suite à votre poème.
— Mario, Je pense que la question des circonstances de cette mort était sous-entendue, reprit Trumbull avec un ton condescendant pour l'artiste.
— Vous avez mis l'accent dessus, Monsieur Trumbull, dit San Hillertown, cette énigme est en fait une énigme culturelle. Elle s'appuie sur l'habitude des gens à associer Juliette et Roméo, César et Cléopatre, Bonaparte et Joséphine etc... Ici, dans le poème de M. Halsted, on se sert de cette confusion, de cette précipitation de l'esprit pour masquer la vérité. Roméo, au lieu d'un amant malheureux, ne peut-il pas être un poisson rouge gisant dans les débris de son bocal devant sa propriétaire réveillée pas le bruit ?
Il fit une pause pour laisser les exclamations de surprises emplir la salle du Milano. Il parcouru l'assemblée du regard, s'arrêta un instant sur Mario Gonzalo, son élève qui achevait sa caricature et reprit :
— Toutes vos énigmes justifient bien ma démarche. Le principe du jeu de mystère peut reposer sur une multitude de causes. M. Halsted nous a montré qu'elle peut même se dissimuler derrière un masque poétique. Une des phases ultimes de mon enseignement est le traitement et la solution d'un scénario embrouillé avec peu d'éléments de réponses. Le jeu semble vous amuser alors je vous en propose un. Je comptais le donner à mes étudiants pour mon prochain cours mais comme je ne me répète jamais, j'en trouverai un autre.
— Attendez, dit Avalon, il faut que nous jouions tous. Henry ? Ah vous voilà.
— Oui M. Avalon, j'écoute avec beaucoup d'attention les conversations depuis le début. Pour devancer votre proposition je vais participer « au jeu ». M. Hillertown, à vous, je crois.
— Bien, écoutez attentivement : « Deux hommes se trouvent morts dans une pièce vide et close. Un revolver vide à leurs pieds, ainsi qu'une pièce de monnaie ». Deux indices sont à votre disposition :
1) Le revolver n'a tiré qu'un coup.
2) Un homme étrange regarde par la fenêtre.
— C'est bien mince comme indice! S'exclama Rubin. On peut trouver une bonne douzaine de scénarios pouvant satisfaire ce rapport.
— L'important n'est pas de les trouver tous mais, comme dans toute enquête, de trouver le bon.
— Je peux proposer quelque chose ? demanda Gonzalo. Les deux hommes se sont battus. L'un a tué l'autre de ses mains puis repentant s'est suicidé.
— Vous vous précipitez trop Mario, répondit Hillertown et vous négligez des éléments. Il est bien évident que des indices sont placés dans l'énoncé pour pouvoir s'orienter vers une piste et dégager la réponse.
— Un revolver vide ayant tiré une seule balle est souvent synonyme de Roulette Russe, intervint Rubin. C'est une grosse ficelle d'écrivain. Quant à la pièce de monnaie, elle peut représenter un pari ou un « pile ou face » ?
— Un « pile ou face » comme vous dites, déclara Geoffrey Avalon, n'a jamais tué personne, Manny. Je penche plutôt pour une intervention extérieure de « l'homme étrange ».
— Vos remarques sont pertinentes, Messieurs, mais manquent de construction. Vous vous orientez vers trop de pistes fausses, prononça clairement Hillertown de sa voix forte, habituée aux joutes oratoires avec des élèves.
— Il faut poser clairement le problème...
— Ne pérorer pas Roger, s'empourpra Rubin, vous êtes peut-être une lumière mathématique, mais ce n'est pas nécessaire de nous imposer votre logique de tableau noir.
— Il me reste tout de même un iota d'éducation pour ne pas interrompre ceux qui s'expriment, hurla Halsted en bondissant presque de sa chaise. Retrouvant son calme il reprit son raisonnement. Si une seule balle a été tirée c'est qu'un des deux hommes a tué l'autre.
— Et pourquoi pas un suicide ? déclara Drake. On pourrait ainsi inclure la décision prise grâce à la pièce.
— Je persiste à croire que deux personnes ne peuvent pas avoir à choisir le suicide à pile ou face, barytona Avalon.
— Et on n'explique pas non plus la présence de l'homme étrange. Il doit nous manquer des informations.
— Vous êtes bien plus doués que la majorité de mes élèves messieurs. Mais il vous manque les méthodes de recherche. Et vous-même Henry ? Que pensez-vous de ce scénario ?
— Puis-je me permettre une ou deux questions M Hillertown ? Déclara doucement le serveur grisonnant. Le lieu de votre énigme a-t-il une importance ?
— Tout à fait Henry. Une importance capitale. Autre chose ?
— Dans ce cas, je pense être en mesure de solutionner votre scénario Monsieur. Mais je m'en voudrais de clore ainsi le jeu. Ces messieurs veulent peut-être chercher encore ?
— Ne nous faites pas languir, Henry! Intervint prestement Halsted. Montrez-nous une fois de plus vos capacités.
— Je vous remercie d'appeler « capacités » des hasards bienheureux. M. Hillertown, le lieu n'est-il pas un sous-marin ou un navire en perdition ?
Sous la surprise Sangriest Hillertown blêmit puis l'on vit se dessiner sur son visage un sourire. Il ouvrit la bouche, s'éclaircit la gorge et dit :
— Tout à fait. C'est surprenant. Avec aussi peu de renseignements. Continuez, s'il vous plaît.
— En fait on peut reconstituer votre puzzle ainsi: les deux hommes, prisonniers d'un sous-marin de poche sans doute défaillant, ont commencé à manquer d'air. Ils ont bien tiré, comme l'a indiqué monsieur Rubin, « à pile ou face » pour savoir lequel se suiciderait pour permettre au moins à l'un des deux de survivre en attendant les secours. Malheureusement son sacrifice fut vain et le deuxième mourut d'asphyxie. Cette énigme est basée sur le témoignage que celui qui la pose en fait. Les indices sont subjectifs et ce sont eux qui induisent en erreur. « L'homme à la fenêtre » provoque un doute délibéré. « Fenêtre » est à la place de « Hublot » et « Homme étrange » à la place d' « homme-grenouille ». Je pense que votre prochain cours à un rapport avec la fragilité du témoignage humain.
— Vous avez parfaitement raison, Henry. En fait, je vais faire le parallèle entre « Témoignage » et « Structure du Langage ». Les dangers des périphrases et des non-dits, les synonymes et homonymes fâcheux, etc... Mais vous, comment avez-vous eu le déclic ?
— Pour être franc, monsieur Hillertown, c'est vous-même qui m'avez apporté la solution. Dans votre première énigme des Menteurs et des Francs, vous nous avez démontré que deux propositions opposées pouvaient procurer la même réponse. Ici la réponse c'est la mort, avec l'une violente par balle et son opposée, la mort naturelle. Le reste n'est que détails subalternes devant utiliser tous les éléments de la formulation: la salle close, la pièce de monnaie, l'homme étrange, etc...
— Je suis enchanté Henry, que ce soit un peu mon enseignement de ce soir qui vous ait conduit à la solution.
— Sauf le respect que j'ai pour votre sensibilité, je pense plutôt que se soient toutes les propositions et les réponses apportées par les veufs noirs qui ont ouvert la voie. Je n'ai eu qu'à l'emprunter et tout relier...
F I N