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histoires courtes

« ROBOTS ET FONDATION »

 

par Arcadie

 

histoire de robots et Fondation
présentée ici avec l'aimable autorisation de l'auteur

 

 

Chapitre  1   2   3   4   5 

 

 

1

 

R. Daneel Olivaw l'attendait. Elle ne devrait plus tarder. Il est assis sur un banc du parc du secteur impérial. Bientôt, elle le rejoindrait.

R. Daneel Olivaw avait assisté à bien des désastres depuis sa mise en fonctionnement ! Il était la dernière créature en vie à connaître l'emplacement de la Terre. Avant d'être un Spacien, ou même un Aurorain, avant d'être un Trantorien, il était avant tout un robot humanoïde télépathe.

Il avait été créé par le Dr. Fastolfe et le Dr. Sarton plus de mille neuf cent cinquante décennies auparavant, sur Aurore, le premier des mondes spaciens colonisés.

Puis, il avait été le partenaire de Lijie Baley pour enquêter sur le meurtre du Dr. Sarton sur Terre. L'Ami Elijah, comme l'appelait Daneel, était un policier New-Yorkais vivant sous les Cavernes d'acier.

Deux ans plus tard, Elijah a été envoyé sur Solaria, le dernier monde spacien colonisé, pour élucider le meurtre du roboticien Delmarre. Ce voyage va changer sa vie. C'est au cours de cette enquête que Baley a rencontré Gladïa et c'est grâce à son expérience sur Solaria que Lijie a eu une toute autre vision de la Terre. Cette révélation entraînera une seconde vague de colonisation.

C'est le commencement de l'empire galactique.

Deux cents ans après la mort D'Elijah Baley, le Dr. Fastolfe meurt. Daneel et Giskard reviennent à Gladïa, qui a dorénavant deux cent trente deux ans. Giskard était au service de Fastolfe avant même que ce dernier ne crée Daneel. Ce fut d'ailleurs ce petit robot aux yeux brillants qui lui a inculqué la télépathie. Gladïa n'aimait pas les yeux de Giskard, elle avait l'impression qu'ils scrutaient l'intérieur de son être, ils la gênaient.

Daneel a plus de mille neuf cent cinquante décennies d'existence derrière lui. Il a assisté à bon nombre d'erreurs humaines. La première vague de colons : les Spaciens deviennent esclaves des robots dans des paradis artificiels. Leur longévité les empêche de prendre des risques : la vie devient trop précieuse. Ils s'enferment.

Les Terriens, eux, se claustrent dans des cavernes d'acier, redoutant la lumière du soleil. Ils s'enferment.

Les Coloniens, eux, cultivent une mystique à l'égard de la Terre et de son système solaire laquelle représentait, dans leurs esprits, un Dieu passé. Elle est le berceau de l'humanité.

Car l'humanité, dans tout ça, qu'est-elle devenue ? Car Coloniens, Terriens, Spaciens, tous sont des humains. C'est que l'humanité a besoin d'aide.

Daneel, lui, assiste à l'évolution de cette humanité. Il pourrait l'aider. Voir les humains dans un ensemble abstrait. Mais un robot est soustrait aux Lois de la Robotique. La première loi est la plus puissante : un robot ne peut nuire à un être humain ou laisser sans assistance un être humain en danger...

Mais si le fait de nuire à un être humain, de nuire à un millier, ou un milliard d'être humain, pouvait, à long terme, sauver l'humanité ? Que deviendrait la première loi de la robotique ?

Daneel rend la Terre radioactive au nom de la Loi Zéro. La planète tellurique, le berceau de l'humanité, la Matrice de l'humanité sombre dans l'oubli, et R. Daneel devient le seul à connaître son existence et son emplacement.

Siècle après siècle, Daneel semble vouloir s'attacher à sa mission, celle qui lui est conférée par la pression de la Loi Zéro, celle qu'il s'est implanté lui-même dans son circuit positronique : un robot ne peut nuire à l'humanité ou laisser sans assistance l'humanité en danger.

Il se tapit dans l'ombre pendant des siècles, essayant, par quelques actions séparées, d'accomplir sa mission. Il a des aides. Il n'est pas seul. Il a pu très bien se faire aider par une dizaine de robots humanoïdes, dispersés et étouffés dans le quadrillion d'humains peuplant la galaxie et formant l'empire galactique.

 

* * *

 

Il attend l'un d'eux. Elle ne devrait pas tarder. Il est assis sur un banc du parc, le visage impassible, puis il voit une silhouette gracieuse s'avancer vers lui.

Elle plaça délicatement sa main dans ses cheveux, les faisant valser autour d'elle. Ses délicieuses boucles blondes cuivrées s'arrangèrent naturellement :

— Dors ! s'exclama Daneel.

— Daneel ! Comment te portes-tu depuis la dernière fois que je t'ai vu ?

Cela faisait plus de six mois qu'ils ne s'étaient pas vus.

— Je suis toujours le même, je me suis changé quelques articulations ce qui m'a ralenti quelque peu, mais tout va bien. Et à l'Université de Streeling ?

— Rien de nouveau. J'adore toujours le professorat. Parles-moi plutôt de ton voyage sur Gaïa !

— Tout se passe bien, je ne sais pas encore si Galaxia est envisageable, mais... Personne ne sait de quoi sera fait l'avenir.

Elle sourit un instant.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Figures-toi que j'ai lu récemment dans un journal d'actualité que, lors du prochain Congrès décennal, une partie sera consacrée à un jeune mathématicien qui aurait inventé une science capable de prédire l'avenir. Il s'agirait de « psycho-machin chose... »

— Psychohistoire... murmura Daneel, pour lui-même.

— Oui, c'est ça ! Psychohistoire ! s'exclama Dors Venabili. Tu as dû, toi aussi, lire l'article trantorien.

— Non. Mais dis-moi, tu sembles de plus en plus humaine. Tu n'as jamais oublié le nom de cette nouvelle science. Tu es un robot.

— C'est étrange. Pendant longtemps, j'ai cru que feindre d'oublier un nom, ou une personne ferait de moi un être humain. C'est devenu un automatisme. Bientôt, feindre d'oublier sera la Quatrième Loi de la robotique « Tu devras montrer que tu as oublié, tu devras sourire, pour que personne ne sache que tu es un robot ». Mais dis-moi plutôt : où as-tu entendu parler de cette psychohistoire avant que je débite d'autres imbécilités ?

— C'était il y a si longtemps.

Bien que Daneel eût à changer plusieurs fois de cerveau positronique, sa mémoire ne s'effilochait jamais. Il savait qu'à un moment il serait obligé de la transférer ailleurs que dans son corps, mais il préférait écarter de son esprit cette lointaine perspective.

Il retourna au temps où la vie ne s'étendait que sur cinquante et une planètes : les cinquante mondes spaciens et la Terre. Il retourna au temps de Gladïa, de l'Ami Elijah et bien évidemment, au temps de Fastolfe et Giskard. Chacun avait rêvé qu'un jour on découvrirait les lois de l'Humanique.

Il se souvenait d'une journée, sur Aurore... Il y avait Elijah, discutant avec Fastolfe, et celui-ci disait : « un jour viendra peut-être cependant, où quelqu'un élucidera les lois de l'Humanité et pourra alors prédire les grands traits de l'avenir, savoir ce qu'il y a en réserve pour l'humanité, au lieu de supposer comme je le fais, et saura comment améliorer les choses au lieu de se livrer à de simples spéculations. Je rêve parfois d'inventer une nouvelle science appelée psychohistoire. »

— C'était le rêve de l'Ami Giskard et de mon créateur : Fastolfe.

— Cléon te demandera peut-être d'aller à ce congrès décennal, et, qui sait, peut-être que la psychohistoire n'est plus un rêve.

— Le palais impérial de Trantor me fait parfois penser à Aurore. Aurore ne pouvait évoluer à cause de l'esclavage robotique. L'empereur est un homme assisté. Il ne peux prendre aucune décision sans me consulter. Et s'il faisait tout ce qu'il lui passe par la tête sans me consulter, il paraîtrait rapidement être un empereur despotique. Heureusement que je suis là.

— Heureusement que Eto Demerzel est là...

—  Oui, si tu savais comme je suis épuisé de tout ça. Combien as-tu dû prendre d'identité depuis ta mise en fonctionnement? Combien de fois as-tu dû déménager ?

— Je ne compte plus.

— C'est pareil pour moi. Bientôt mon vingtième millénaire.

 

 

 

2

 

Daneel prit une place au fond de l'amphithéâtre. Un homme quitta l'estrade et un autre, beaucoup plus jeune, gagna celle-ci. Il ne paraissait pas du tout à l'aise devant un public aussi nombreux.

Le micro, maintenu par un champ de force, se baissa automatiquement pour s'adapter à la hauteur du nouvel orateur. Le jeune homme froissait ses notes : il était clair que la peur l'étranglait.

Hari Seldon regardait son auditoire : « mais que fais-je ici ! », se dit-il. Il passa maladroitement un main tendu dans sa chevelure sombre. Il se racla la gorge. Et il commença.

Son exposé serait certainement oublié par la plupart des gens qui se trouvaient devant lui. Parmi eux se trouvait Daneel, et celui-ci, en sa qualité de robot, n'en oublierait pas un mot et peut-être n'en comprendrait pas un non plus. Mais ce n'était pas le cas. C'était si intéressant ! Avait-il enfin trouvé l'homme capable de répondre totalement aux attentes de la Loi Zéro ?

Après avoir expliqué la psychohistoire dans des termes purement mathématiques, le jeune mathématicien en parvint à une analyse plus compréhensible.

La théorie de la psychohistoire était celle-ci :

— Quel serait l'utilité de cette démonstration ? En bref : on a toujours remarqué qu'un système aussi complexe que la société humaine était destiné à se tourner vers le chaos.

Daneel se permit un sourire. Le chaos ! Il avait remarqué, lui, à travers l'histoire, que les hommes arpentent éternellement les chemins menant au chaos.

Le mathématicien continua :

— J'ai seulement démontré qu'en étudiant le système humain il est possible de faire des axiomes adéquates à partir d'un point de départ qui abrogeront le chaos. Cela permettra de prédire l'avenir dans ses plus grands traits, pas avec certitudes, mais avec des probabilités calculables. Mais ce n'est possible qu'en théorie. Pour parvenir à ce résultat, il faudrait, tout d'abord, choisir le point de départ approprié, puis, il faudrait poser les théories correctes, et enfin, trouver le moyen d'effectuer l'ensemble des calculs dans un temps fini. Et si je parvenais à faire tout cela, mes solutions ne serait alors que des probabilités incertaines. Ce ne serait pas une prédiction, mais une supposition. L'analyse mathématique de la toile du futur, de cet enchevêtrement de probabilités est possible certes, je l'ai démontré, mais seulement en théorie.

Quelqu'un, dans l'assistance, leva la main. Il paraissait évident qu'une question lui brûlait les lèvres.

— Monsieur Seldon, prétendez-vous que nous sommes, nous tous, humains, régis par des lois mathématiques. Cela ne reviendrait-il pas à dire que nous ne disposons pas du libre arbitre ?

Hari Seldon semblait vouloir respirer une dernière fois avant de répondre à la question de l'intéressé.

— Et bien, non, j'ai toujours utilisé comme illustration les particules subatomiques. Elles existent en quantités colossales. Elle bougent, se déplacent, remuent tout à fait aléatoirement et leurs mouvements sont imprévisibles, mais ce chaos repose sous un ordre dépendant, de sorte que nous pouvons concevoir une mécanique quantique pour répondre à toutes les questions que nous sommes susceptibles de poser. Tout comme les particules subatomiques, les êtres humains agissent tous différemment et leur comportement n'est pas prévisible. Ajoutons à cela le fait que les êtres humains pensent, ce qui n'est pas le cas des particules subatomiques, qu'ils agissent selon des critères qui leurs sont propres... Non, je n'avance en rien que les êtres humains n'ont aucune liberté d'action. C'est justement le fait que l'être humain dispose du libre arbitre qui rend l'application de la psychohistoire plus difficile à entreprendre.

L'homme qui avait posé la question sembla satisfait de la réponse que lui avait apporté Hari Seldon.

Daneel, lui, observait le jeune homme. Il devait avoir entre trente et tente cinq ans. Sa tenue vestimentaire indiquait clairement qu'il s'agissait d'un Exo.

Si Daneel avait été un être humain, une vague d'excitation se serait emparée de son âme positronique. S'il avait été un humain, il aurait sourit.

Mais Daneel était un robot humanoïde. Son visage se fit plus impassible. Hari Seldon avait bel et bien inventé la solution : la psychohistoire.

 

 

 

3

 

Dors n'avait que vingt décennies de moins que Daneel ; elle était, tout comme lui, un robot humanoïde.

Daneel avait été conçu et crée par Fastolfe, dans de bonnes intentions : avoir une connaissance plus profonde du fonctionnement du cerveau humain. Le Dr. Han Fastolfe et le Dr. Sarton avaient créé Daneel dans le but de toucher du doigt les fondements de la psychohistoire.

Dors avait été conçue par le même homme à l'institut de robotique d'Aurore, il y a si longtemps. Puis, elle avait été éteinte momentanément.

Ensuite, après quelques décennies, elle avait été remise sur pieds, réanimée, par le Dr. Amadiro et son collègue, Mandamus. Et ces hommes-là n'avaient certainement pas les mêmes idéaux que le bon Han Fastolfe.

Ils étaient cinquante robots humanoïdes à avoir été envoyés sur Terre (à l'époque pré-radiation), à avoir infiltré toutes les couches sociales de cette planète, à des fins malveillantes.

Si Dors avait été humaine, son subconscient aurait chassé cette sombre période de sa mémoire. Mais Dors n'était pas humaine, et elle avait encore moins de subconscient.

Elle se souvenait du jour où Daneel l'avait recrutée. Il l'avait d'abord libérée de tout traits belliqueux, de toutes intentions d'abrogation des Trois lois de la Robotique. Puis, il lui avait modifié son « esprit » afin d'y implanter la Loi Zéro.

Tout ça, tous ces souvenirs de pré-loi Zéro étaient toujours présents dans son cerveau positronique. Mais Daneel les lui avait ôter, d'une certaine manière. Il ne voulait pas qu'elle se souvienne de la Terre, d'Aurore, et encore moins de cette fidélité obsessionnelle à Mandamus. Alors, elle ne se souvenait plus que de Daneel, comme s'il n'y avait rien eu avant. Elle était née le jour où on avait implanté la Loi Zéro en elle, lui insufflant de la même manière, son premier souffle de vie positronique.

Daneel lui avait toujours dit qui elle était, par qui elle avait été créée, mais il s'était bien gardé de lui parler un jour de la Terre, d'Amadiro ou de Mandamus. Il la préservait. Il craignait qu'une simple référence à la Terre, faille surgir ses souvenirs et par conséquent, sa première programmation.

A l'époque, Daneel était un débutant en télépathie. Il lui avait été très difficile d'altérer l'esprit de Dors. Mais il n'avait jamais remarqué une quelconque défaillance. Il avait était très précis dans la modification de ses sentiments.

Sentiments ! Non, les humains seuls, ont des sentiments. Et elle était un robot. Et elle voulait être humaine.

 

* * *

 

Elle vivait sur le campus universitaire de Streeling. Elle donnait des cours d'histoire. Elle était une historienne, son domaine, c'était surtout la Trantor royale, ayant vécu à cette période...

Elle rentra chez elle, après une journée de travail. Elle avait décidé de vivre dans le campus pour pouvoir aider plus facilement ses élèves. Car aider, c'est un devoir, c'est vital.

Elle s'assit dans un fauteuil des plus confortable. Elle aurait d'ailleurs profité de cette instant de repos, de confort, si elle avait su quelles aventures l'attendaient. Au moment même où elle enclencha le film en trois dimensions, Daneel, sous le nom de Chetter Hummin, était en train de discuter avec un mathématicien, dans un parc du domaine impérial.

Elle entendit une sonnerie. Le visiophone indiqua qu'un élève souhaitait la consulter. Elle en fut ravie. Après des milliers d'années d'existence à vivre parmi des êtres humains, elle avait appris à employer des expressions telles que : avoir envie, avoir du plaisir à, être fâchée, s'énerver et... aimer. Elle avait même appris à donner des ordres, la Loi Zéro l'oblige. Elle « aimait » ces moments de détente où elle s'affalait sur un fauteuil et regardait un film.

Mais elle tirait davantage de plaisir à réaliser le souhait de l'un de ses étudiants : la consulter.

Elle ouvrit sa porte et le sourire du jeune homme se fit radieux. C'était un certain Jurt Evedan. Il avait de grand yeux châtain et des cheveux blonds, coupés ras.

— Jurt ?

— Oui, mademoiselle, excusez-moi de vous déranger...

— Ne fais pas tant de cérémonie, et entre, si je peux t'aider.

Elle avait donné un ordre ! Elle savait que Jurt aimait entendre cet ordre : il n'était pas vraiment à l'aise en débitant de longues et pompeuses formules de courtoisie. Il entra alors, timidement, et finit par dire :

— Merci, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, c'est que tout à l'heure, en cours, vous avez dit que vous aviez des vidéos-livres qui nous aideraient à nous préparer en vue de l'examen de fin d 'année, et, je me suis dit...

— Tu t'es dit que je pourrais t'en prêter quelques-uns ?

— Euh, oui !

— Viens avec moi !

A ce moment là, Seldon et Daneel empruntaient un ascenseur gravifique.

Dors emmena le jeune homme dans sa salle de projection. Il y avait des centaines de films rangés par ordre alphabétique. Jurt fut stupéfié par la vision d'un tel nombre de vidéo-films.

— Et bien, on dirait la bibliothèque galactique !

— As-tu déjà mis un pied à la bibliothèque galactique ? Il y a des dizaines de milliers de vidéo-films, pas une centaine.

Depuis tant d'années, Dors avait même appris à faire preuve d'humour.

— Je sais bien, mademoiselle.

L'étudiant tourna la tête et demanda :

— Mademoiselle, c'est ça, votre visionneuse ?

— Oui.

— C'est une antiquité. Je n'en ai jamais vu de semblable.

— Non, c'est un modèle des plus récents. Mais elle est aussi plus résistante, plus performante et plus précise que n'importe quelle visionneuse que tu trouveras actuellement dans le commerce.

— Alors, pourquoi tout le monde n'en achète-t-il pas ?

— Car, bien que d'une grande fiabilité, son coût de fabrication est cher.

— Mais si vous dîtes qu'elle est si géniale, cela ne devrait pas compter. Il vaut mieux acheter une visionneuse tous les vingt ans, même si elle est onéreuse, plutôt que d'en acheter une tous les cinq ans, avec un prix plus abordable.

— Je sais bien, mais que veux-tu...

Elle eut une pensée furtive sur la théorie de Daneel. Le déclin de l'Empire. Il disait souvent que l'Empire courait à sa perte et que les signes visibles étaient, par exemple : une stagnation dans le domaine des nouvelles technologies, la baisse du taux de natalité, les émigrations...

L'Empire se meurt... Le chaos !

Daneel, à ce moment-là, prenait un taxi.

Elle tendit à Jurt une demi-douzaine de vidéo-livres.

— Tout ça, mademoiselle ?

— Il faut bien que tu révises ton examen !

— Oui, mademoiselle !

L'étudiant s'en alla. Il était si jeune, si plein de vie.

Elle, elle paraissait jeune et vivante, mais elle était morte depuis bien longtemps. Et elle allait bientôt reprendre vie, alors qu'il ne lui restait que peu de temps à vivre. Une trentaine d'année, même moins, les plus importantes années de son existence, puisqu'elle n'existerait que durant cette trentaine d'années.

 

* * *

 

Elle vivait, bien évidemment. Elle pensait, elle bougeait, elle s'exprimait. Elle avait vécu, oui, durant toutes ces années. Mais son existence demeurait fade et plate. Que peux-t-on retenir de mille neuf cent trente décennies d'existence ? Une myriade de choses. Une multitude de personnes. Mais pour résumer, pour aller à l'essentiel : rien. Il n'y avait rien ! Rien d'essentiel !

Sauf l'humanité. Humanité ! ce mot résonnait sans sa tête. Un être humain, qu'est-ce au juste ?

N'était-elle pas humaine, au fond ? Elle en avait l'apparence. Elle en avait l'intelligence (ou plutôt la logique). Une fois, Daneel lui avait relaté, à elle, Dors Venabili, ce qu'avait dit un certain Elijah Baley. Cet homme avait dit : « les humains voudront toujours établir une distinction et préserver leur propre humanité. »

Le fait qu'elle revendique une certaine humanité, ne voulait-il pas dire qu'elle était humaine ? Un robot. Non ! Elle n'était pas un robot. Elle ne le voulait pas. Elle savait qu'elle était plus que cela. Mais était-elle un femme ? Qu'est-ce qui ferait de R. Dors Venabili une femme ? Qu'est-ce qui allait avoir un profond impact sur elle, au point de modifier sa nature même ?

Si elle vivait, existait-elle ? Etait-elle ?

Quelqu'un sonna à sa porte, interrompant le fil de ses pensées.

Le visiophone lui indiqua un visage connu. Que faisait-il là ? Elle l'avait vu il n'y a pas si longtemps. C'était Daneel.

 

 

 

4

 

Elle le fit rentrer.

— Que fais-tu à Streeling ?

C'était la première fois depuis les deux années qu'elle était sur Trantor, qu'il était venu la voir, chez elle, à Streeling. La raison de sa venue devait probablement être importante.

— La dernière fois que nous nous sommes vus, je t'ai parlé de la psychohistoire.

Elle se remémora les événements. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, c'était vingt jours auparavant. Ils avaient rendez-vous au parc du secteur impérial. Elle ne le voyait pas si souvent. Ils avaient eu une allusion au congrès décennal de mathématiques, et à cette nouvelle science : la psychohistoire.

— Oui.

— Et j'ai rencontré le mathématicien. C'est un homme remarquable. Il a inventé la psychohistoire de Giskard. Pour la Loi Zéro, je l'ai convaincu de ne pas regagner Hélicon.

— Hélicon ?

Hélicon n'était pas un monde très connu. Ayant vécu aussi longtemps, elle avait déjà du entendre parler d'Hélicon : une petite planète entourée de mondes plus importants.

— Oui, il en est originaire. Mais le problème, c'est que Cléon veut utiliser la psychohistoire à des fins de... propagande.

— Et pourquoi ne regagnerait-il pas sa planète ?

— Tu ne te rends pas compte !

Il eu un petit souffle d'agacement, comme s'il respirait réellement. Il semblait vraiment être humain. Et elle aussi.

— Cet homme est précieux.

Il insista suffisamment sur les syllabes du mot homme pour que Dors Venabili le remarquât.

— Plus précieux que les quadrillons d'être humains qui peuplent la galaxie, continua Daneel. Il peut prédire l'avenir et trouver ce qui annulerait le chaos. C'est pour l'humanité, dans tout son sens. Je lui ai dit que Demerzel...

Voilà que Daneel parlait de lui comme à la troisième personne. Daneel était Demerzel : le plus haut conseiller de l'empereur. Ce dernier ayant délégué toutes ses responsabilités à Demerzel, on pouvait dire que c'était Daneel, l'empereur galactique. On pouvait dire que c'était Daneel qui régnait et dirigeait les quadrillons d'humains, éparpillés sur vingt millions de monde, éparpillés à travers toute la Galaxie, à travers toute la Voie Lactée.

Voyant la mimique de Dors, Daneel corrigea :

— Je lui ai dit que moi, en tant que Demerzel, le surveillerait sur Hélicon, et qu'il s'emparerait facilement de la psychohistoire à des fins malveillantes. Alors, que s'il restait sur Trantor, il pourrait travailler à sa psychohistoire plus librement, surtout en considérant le fait que Trantor est le seul monde qui ne soit pas sous le contrôle de l'empereur. Il m'a promis qu'il essayerait de trouver une application pratique de la psychohistoire. Je l'ai envoyé à Streeling.

— Ici même ?

— Oui, l'empereur y a peu de pouvoirs, il ne peut y intervenir comme il le souhaiterait, c'est un secteur qui échappe au contrôle de Demerzel.

— Mais tu lui as créé un ennemi ?

— Oui, ainsi, il est pressé dans l'aboutissement de la psychohistoire, et, par conséquent, plus efficace. Au fait, je me suis présenté à lui sous le nom de Chetter Hummin, tu sais, le journaliste . Ne l'oublies pas, je suis apparu en tant que Chetter Hummin.

Oublier !

— Oui, je vois. Et combien de temps restera-t-il a Streeling ?

— Toute sa vie.

Dors fut surprise.

— Et tu as réussi à le convaincre de lâcher sa famille, son pays...

— Il n'a pas de famille : il a consacré toute son existence aux mathématiques. Je ne pense guère que son pays importe. C'est un homme un brin vaniteux : j'ai flatté son ego en lui disant que la psychohistoire pourrait changer le sort de la galaxie.

— Tu as dû avoir une bonne argumentation.

— Mon don de télépathie a fait le reste, pour ce qui était de mon argumentation... ma théorie était un peu tirée par les cheveux, mais... Cet homme est un peu naïf. Il ne connais pas Trantor, il est un peu déboussolé, et c'est grâce à tout cela qu'il m'a cru, et qu'il m'a suivi.

— Où est-il ?

— Je lui ai payé une chambre pour la nuit.

— Qu'attends-tu de moi ?

— Que tu le protèges. Tu dois prendre soin de lui. Si Cléon voulait s'emparer de la psychohistoire, je ne pense pas qu'il soit le seul à en avoir eu l'idée. Je pense particulièrement au secteur de Kan.

— Et que va-t-il faire à l'Université ?

— Il a été assistant de mathématiques à l'Université d'Hélicon. Le campus manque de personnel mathématicien, tu lui trouveras bien un emploi. Il pourra gagner un peu d'argent. Avant cela, tu lui fourniras une carte de crédit qui débitera de mon compte. Tu iras le prendre à neuf heures, demain matin ! Tiens, voilà le numéro de sa chambre, et son hôtel.

Il lui tendit un morceau de papier.

La soirée se continua ainsi. Enfin, Daneel partit.

Et c'est ainsi que les Fondations furent conçues grâce à deux robots. Et c'est ainsi que le chaos se résolut. Empêchant les trente mille ans de barbarie succédant à la chute de l'empire galactique.

Une fondation située au confins de la galaxie. Sur Terminus. Une élite de scientifiques. Des crises Seldon. Puis, le nouvel empire.

Une fondation, la première, qui était régie secrètement par la Seconde, établie sur Star's end, établie sur Trantor. Wanda Seldon, la première des « Premiers Orateurs ». Une élite de mentalique.

Ensuite, le Mulet, et la recherche de la seconde Fondation. Bayta et Arcadie Darell. Puis Golan Trevize : le paratonerre. Et Gaïa.

Et des quadrillons d'humains, pions intégrants le Plan Seldon. Tous formant l'histoire de la psychohistoire. Tous des humains.

Puis, les défauts du Plan Seldon.

Puis Galaxia...

Et Dors Venabili, dans tout ça. Elle ne laissera aucune trace... Aucune trace ? Non, elle devint une femme, grâce à la psychohistoire, grâce à son créateur.

 

 

 

5

 

Dors envoya un hologramme pour prévenir le mathématicien de sa venue.

Puis, elle se présenta devant sa chambre. Il l'ouvrit le moins possible, comme s'il vérifiait qu'elle était seule. Puis, il la laissa entrer. Elle entra. Sa chambre était sombre, il n'y avait aucune fenêtre. Puis, la lumière jaillit telle une révélation.

Elle s'attendait à voir un homme aux cheveux blancs, un vieux mathématicien qui a passé toute sa vie devant des chiffres et des équations sans âme. L'homme qu'était Hari Seldon n'avait que trente-deux ans. Et ces cheveux étaient noirs, comme de braises.

A peine eut-elle franchi le seuil de la porte qu'il demanda :

— Pardonnez-moi. Quelle heure est-il ?

Cet homme n'avait même pas dit bonjour. Il devait réellement être déboussolé. C'était, en tout cas, l'image qu'il donnait de lui. Elle répondit tout de même :

— Neuf heures. La journée est déjà bien entamée.

— C'est le milieu de la matinée ?

— Bien sûr.

Il sembla faire un tour sur lui-même, et, embrassant sa chambre du regard, il se justifia :

— Il n'y a pas de fenêtre dans cette chambre.

Déboussolé. Paumé. Perdu. Cet homme instruit, ce génie qui a inventé la science qu'évoque Daneel sous le nom de la psychohistoire de Giskard et Fastolfe était vraiment dérouté.

Elle appuya sur une petite touche, sur le mur, et l'heure standard galactique se projeta sur le plafond. Les chiffres rouges indiquaient qu'il était 09:03.

Hari Seldon s'en trouva blême. Il passait vraiment pour un débile, mais c'était si touchant. Il se permit un petit sourire, puis, elle dit :

— Je suis désolée. Mais j'ai cru que Chetter Hummin vous avez prévenu que je passerais vous prendre à neuf heures. Le problème, avec lui, c'est qu'il est tellement habitué à toujours tout savoir qu'il en oublie parfois que les autres ne sont pas au courant. Et j'aurais dû éviter d'employer l'identification radio-holographique. J'imagine que vous n'en avez pas sur Hélicon et j'ai dû vous alarmer, je le crains.

Seldon semblait se décrisper. Elle s'était adressée à lui avec un ton tout à fait aimable. Il répondit sous un ton tout aussi plaisant, un sourire aux lèvres :

— Vous avez tout à fait tort pour Hélicon, mademoiselle...

Le nom de Dors Venabili lui avait échappé.

— Appelez-moi Dors, je vous en prie.

— Vous avez pourtant tort pour Hélicon, Dors. Nous disposons bel et bien de la radio-holographie mais je n'ai jamais eu les moyens de m'en équiper. Ni d'ailleurs, aucun de mes amis, si bien que je n'en avais jusqu'à présent jamais fait l'expérience. Mais j'ai assez vite compris de quoi il retournait.

Pendant l'instant qui suivit, Seldon considéra Dors de la tête au pieds. Son regard était tout ce qu'il y avait de plus respectueux. Mais, pensa Dors, cet homme ne savait apparemment pas dissimuler ses pensées. C'était de la maladresse plus qu'autre chose !

Par la suite, il serait beaucoup plus pudique. Elle songea à « l'histoire de la main sur la cuisse ». Si elle avait su que cette anecdote deviendrait une révélation. Si elle avait su qu'elle a permis à Seldon de comprendre la psychohistoire, et de trouver la miraculeuse application pratique.

Elle sourit :

— Ai-je passé l'inspection ?

— Je suis désolé. Apparemment, je vous ai déshabillée du regard, mais j'essayais simplement de vous évaluer. Je me retrouve en terre inconnue. Je ne connais personne et n'ai aucun ami.

Cet Hari Seldon n'était pas si orgueilleux que ce que lui avait dit Daneel. Il lui expliqua ses craintes avec tant d'humilité. Il ne devait pas être habitué à tous ces changements.

Elle eut même un sentiment de pitié pour cet homme, manipulé mentalement par Daneel, obligé de quitter famille, pays... Elle lui adressa un sourire consolant :

— Je vous en prie, docteur Seldon, comptez-moi parmi vos amies. M. Hummin m'a demandé de prendre soin de vous.

— Vous êtes peut-être un peu trop jeune pour la tâche.

— Vous verrez que non.

Il le remarqua, par la suite, effectivement ! Elle lui sauvera plusieurs fois la vie. Elle se verra même porter le surnom de « la tigresse ». Il faut dire que sa force surhumaine (ou plutôt robotique) ne passera pas inaperçue. Malgré celle-ci, elle ne tuera qu'un homme durant toute son existence : le même homme qui la tua, le même homme qui tentait de tuer Seldon. Grâce à la loi zéro, tuer un être humain n'aurait jamais été un gros problème, surtout si c'était pour sauver une vague notion d'humanité.

Dors faisait bien moins que mille neuf cent trente décennies, on lui donnait souvent moins de trente ans.

La conversation se poursuivit un peu...:

— Comme je vous l'ai dit, appelez-moi Dors, je vous en prie.

Durant toutes ces années, elle avait même appris à demander quelque chose à un être humain. Les robots n'étaient plus ce qu'ils étaient avant : des serviteurs. Elle continua :

— Nous ne faisons aucune cérémonie, ici, à l'Université, et l'on fait presque un effort délibéré pour ne pas afficher sa position, familiale ou professionnelle.

— Mais comment donc, appelez-moi Hari, je vous en prie.

Il lui sourit.

— A la bonne heure. Je ne ferais donc pas de cérémonies. Par exemple, l'instinct formaliste si une telle chose existait, me pousserait à vous demander la permission de m'asseoir. Et pourtant, sans faire de formalités, je vais m'installer.

Dors s'assit donc sur l'unique chaise de la pièce.

— A l'évidence, je ne suis pas en possession de tous mes moyens. J'aurais dû vous convier à prendre un siège.

Cela, elle l'avait deviné depuis le début.

La discussion se poursuivit. Dors expliqua au mathématicien comment allait se dérouler sa vie à Streeling. Il allait avoir un logement et un métier à l'Université.

— Chetter Hummin m'a dit que vous êtes mathématicien, et l'Université en manque sérieusement, surtout de bons.

— Hummin vous a dit que je suis un bon mathématicien ?

— En fait, oui. Il a dit que vous êtes un homme remarquable.

Par la suite, Seldon fit preuve d'une modestie très peu naturelle. Il savait très bien qu'il était le meilleur des mathématiciens de son temps, car c'était vrai. Il essaya de dissimuler sa fierté, mais il n'y parvint pas. Après qu'elle lui explique en quoi consisterait son métier à l'Université, Dors changea brutalement de sujet :

— Avez-vous faim ?

Elle, bien évidemment, n'avait pas faim.

— Oui, mais...

— Mais c'est la qualité de la nourriture qui vous tracasse, n'est-ce pas ? Et bien, il ne faut pas. Étant moi-même une Exo, je puis comprendre vos sentiments à l'égard de cette addition systématique de micro-organismes dans tous les aliments, mais les menus de l'Université ne sont pas mauvais. Au réfectoire du corps enseignant, en tout cas. Les étudiants souffrent un peu, mais ça contribue à les endurcir.

Elle se leva et lui tourna le dos. Dommage ! Elle aurait bien aimé apercevoir son expression à cet instant-ci. Il lui demanda, sur un ton de stupéfaction évidente :

— Vous faites partie du corps enseignant ?

— Je ne vous parais pas assez vieille ? j'ai décroché mon doctorat il y a deux ans, à Cinna et je suis ici depuis. Dans quinze jours, je fête mes trente ans.

— Désolé, mais vous ne pouvez pas en paraître vingt-cinq sans soulever des doutes quant à votre statut universitaire.

— N'est-il pas aimable ?

 

* * *

 

Les premiers mots qu'elle prononça en tant qu'humaine lui furent adressés.

Lui avait-elle dit, avant le jour de sa mort, qu'elle était un robot ? Oui ! Un jour, Quelques mois, à peine, après leur rencontre, elle lui dit : Hari, je veux ce qui est bon pour vous, à cause de ce que je suis, mais je sens que, si je n'était pas ce que je suis, je le voudrais quand même.

C'était assez explicite. Mais Seldon n'en comprit rien. Ou ne voulut rien comprendre. Il aurait toujours des doutes, quant à sa nature, mais... il s'en moquait tellement.

Les vingt-huit dernières années de sa vie furent les plus importantes, car elle était humaine.

Les derniers mots qu'elle prononça en tant que femme humaine lui furent adressés.

Aucune trace ? Non !

 

F I N

 

 

 

 

 

 

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